XX

 

Où l’on va au trot

 

C’est tout là-bas, au diable vauvert, boulevard Beauséjour, à Passy, par une claire après-midi de fin juin, ravigotée d’une petite brise qui batifole dans les platanes. Le ciel a mis sa robe pompadour, vous savez, sa robe à volants roses comme soufflés sur un dessous bleu-marine.

– Celle qu’il avait le mois passé ?

– Non pas ! Le ciel est un coquet, qui ne met jamais deux fois la même robe.

Sur la chaussée qui s’allonge au soleil, ainsi qu’une longue, longue tresse blonde, un tout petit fiacre fait une toute petite ombre : un coupé à caisse jaune, attelé d’un cheval blanc, qui trotte. Non, de mémoire de cheval blanc, onc ne fut tant trotté. Clic ! Clac !

Et le vent, qui aime à savoir les choses, questionne ses bons amis les platanes.

– Hou ! Hou ! dites donc ! Comme ils se dépêchent ! Où diable peuvent-ils aller si vite ? J’en suis époumoné, moi, de leur courir après !

– Heu ! Heu ! opinent du bonnet les platanes. Heu ! Heu !

Car ce sont platanes d’âge, platanes d’expérience, et qui ne répondent pas en l’air.

– Heu ! Heu !... Rien ne nous serait plus aisé que de le voir à leurs figures. Mais avec ces maudits stores, le moyen ?

– Les stores ? Parbleu ! Vous allez rire !

Aussitôt dit, le vent fait rage : il siffle, il souffle, il bat en brèche les pauvres stores, qui n’en peuvent mais, et se ballonnent et puis se creusent, comme les joues d’une première flûte. Tant et tant que tous deux cèdent à la fin. – Brrrttt... !

– À la bonne heure ! soupirent les platanes.

Et, se penchant :

– Il y a dans le fond une jolie demoiselle.

– Hou ! Hou !... Je n’aperçois, moi, qu’une vieille lady !

– Voilée de noir !

– Voilée de bleu. Hou !...

– Brune, à reflets de loutre...

– Rousse, à reflets de... carotte, avec une paire de besicles sur le nez !

– Des yeux énormes, couleur de violette, et pas de besicles, monsieur le vent, pas de besicles !

– Que signifie... ?

– Regardez à droite !

– Regardez à gauche !

Tout s’explique : il y a une jeunesse et une... vieillesse (Chut ! si Miss nous entendait !), l’une en grand deuil et l’autre pas.

– Cela ne me dit point où elles vont.

– Belle malice !... À l’enterrement.

– Pourquoi pas à la noce ? rétorque le vent, qui est de tête légère.

– Nous gageons, nous, pour l’enterrement !

– Je parie, moi, pour la noce !

– Je parie pour l’amour ! fit une fauvette, qui écoutait.

Cependant le fiacre a rangé le trottoir et le cheval blanc s’est arrêté devant une petite maison blanche et rose, si rose, si blanche, qu’on dirait sous son paletot de lierre de la chair, de la chair nue qui grelotte. Le cocher nu-tête, a ouvert la portière – un bon gros de bonne humeur, qui, afin d’être plus à la fraîche, a coiffé sa lanterne avec son chapeau gris. C’est Miss qui descend la première, puis Chantal, un paquet dans les bras. Qui ? Chantal ? – Oui Chantal, voilée de crêpe anglais, et si pâle, là-dessous, si pâle, que, n’étaient ses petites veines couleur de pervenche, on la jurerait en marbre pentélique et tout droit débarquée d’Éleusis.

Mais bah ! si grand que soit le deuil qu’elle porte, elle a le cœur en dedans pavoisé, pavoisé de bleu, pavoisé de rose, à la livrée bleue et rose du ciel. – C’est fini, les angoisses ; fini, les larmes : l’ange est venu. Chantal avait bien raison de l’attendre.

 

Comment il était venu : cela, elle n’aurait pas trop su le dire. Dans son souvenir il y avait comme des trous. Elle se rappelait seulement qu’elle avait eu grand-peur, qu’elle avait parlé de son père à cet homme, et que, soudain, il était tombé là, à ses pieds. Puis des cris, des allées et venues dans les couloirs ; et plus rien qu’un terrible silence, où, seule, dans une fièvre ininterrompue de neuf jours et de neuf nuits, elle avait battu et rebattu la campagne. Et pas une de ces rabâcheries du délire, pas un de ces refrains bêtes, entêtés, pas une rime en sa mémoire ne s’était accrochée de cette folle chanson. Du vide à l’âme, voilà ! Après, dame ! cela ronflait drôlement dans ses oreilles, au point qu’elle y avait mis la main, pour voir si elle n’y avait pas par hasard quelqu’une de ces coquilles, dont les spires nacrées gardent l’écho des océans. Mais non, c’était le réveil, la vie, qui rouvrait ses ailes et le cœur qui chantait coquerico ! Et, dépliant avec un peu de mal ses paupières, où quelque chose de lourd pesait, elle avait aperçu dans une espèce de brouillard sa mère et puis son père, qui lui souriaient, béatifiés.

Ce fut exquis alors, ces retrouvailles : à toutes petites bouchées on s’embrassait, crainte de fatigue, faisant à mesure les parts plus copieuses. Oh ! comme cela sucrait – sucreras-tu – les lèvres, encore amères des pleurs versés ! Ses rêves, ses plaisirs d’antan, elle avait peine à les reconnaître, peine à reconnaître ses objets familiers, sa Sainte Vierge d’ivoire, les amoureuses en paniers des trumeaux, Bombyca, sa joueuse de double flûte. Et de relier commerce ensemble.

– Tiens ! vous voilà ?... Je vous trouve un peu changées !

De vrai, c’était elle qu’elle ne retrouvait pas. Ses cheveux nattés court, sa pâleur, les gracilités de son buste aminci, jusqu’à ses trous de fossettes qui s’étaient faits fossettes et demie, rien qui ne fût matière à surprises. Il fallait tout remettre en place, les fleurs, les bijoux, les livres et les pensées aussi, qui ne s’emboîtaient plus si net au cadre. Et c’était charmant, ce jeu de patience, prendre ses rêves par les ailes pour les repiquer un à un dans leur nid.

– Ah ! c’est toi, Éleusis ?... C’est toi, Dionysos ?... Toi, André ?

Car elle lui disait « toi » – en rêve.

Chaque jour amenait sa découverte, un mot, un geste, une saynète à deux, qui embaumait le déjà vu. Çà et là quelques pleurs s’y mêlaient, restes des heures mauvaises, vite séchées aux feux clairs de ces joies. – Oui, des joies ! Car son père semblait heureux et sa mère, revenus à la sérénité des espoirs, lui, assagi de partout, rapetissé à sa maigrelette santé, presque à sa taille, à elle. Il y avait des projets en l’air : on devait démissionner, quitter Paris, emmener « bon papa » et son pensionnat de demoiselles de pierre, aller loin, en province, plus loin, peut-être en Algérie ; et l’on serait sages désormais comme des images, comme des images, éternellement unis. – Puis, quand la vue de sa mère en deuil lui remettait en idée la maréchale morte, elle avait honte, songeant qu’elle partie, la paix était rentrée ; et elle pleurait de ne pouvoir la pleurer davantage.

 

Chantal entra.

– Oui, c’est moi, mon bon Spiro ! Bonjour, Spiridion ! Kaliora !

Et, sans attendre le discours que la « gouvernante » depuis un mois capitalise, elle disparaît dans l’escalier, envoyant de haut à Miss cet avis très essentiel :

– Surtout pas avant cinq heures !

Elle montait à petits pas étouffés, le cœur sautant. Huit grands jours qu’elle guettait, chaque matin, le soleil. – Car pas de soleil, pas de sortie. C’était un terrible homme que le docteur ! Et le baromètre qui était toujours à « tempête » ! Sûr, ils devaient s’entendre tous les deux. – À la fin des fins le soleil était venu, qui avait fait la nique au docteur, la nique au baromètre. Et, bien gentiment, dans un petit fiacre, parce qu’on n’avait plus trente-six cochers aujourd’hui, on était parti avec Miss et le Mercure Criophore enveloppé, le fameux Mercure, que d’abord elle avait couru racheter chez le « photographe ». – Et on n’a pas idée de ce que c’est cher, un Criophore ! Sans Miss, jamais elle n’aurait eu assez. – Bon papa ne s’attendait à rien. Et, tout en grimpant, Chantal riait de la surprise du grand-père et de la... et de la... Car il ne serait pas seul, le grand-père. Aujourd’hui jeudi, jour d’Éleusis ! Oh ! par hasard, allez ! Le soleil avait choisi le jeudi. – En avait-il, un nez, ce soleil ?

Mais voici qu’en haut, devant la porte du mousée ouverte, Chantal se met à trembler comme la feuille. Et jamais, non, jamais elle ne serait entrée, si, juste dans l’instant (il y a de ces bonheurs !) M. de Chalain, en tenue de cheval et botté jusque-là, ne fût sorti, portant dans ses bras un torse de déesse.

Chantal se recula un peu, et lui, l’ayant reconnue, fit un grand : « Mademoiselle ! » et du coup laissa choir la déesse, qui en dégringola tout l’étage.

Au bruit M. Baccaris accourut, son vieux tarbouch sur l’oreille, et le gilet déboutonné.

– Eh bien ?... Eh bien ?... mon cher ami ? Ohimé ! qu’est-ce que tou fais ?...

Puis, apercevant Chantal, il l’enleva de terre et, secoué d’un fou rire, l’emporta comme une proie dans le musée.

– Toi ! c’est toi, kartidza mou ?... mon petit cœur ! Toi... duô mou matia... mes deux yeux !... Et tou ne préviens pas... ? Et tou rapportes le Mercoure ?...

Il ne savait plus ce qu’il disait, le Palikare, et, de l’eau plein les yeux, broyant du grec entre ses dents, il dévorait Chantal à la lettre.

Celle-ci se débattait, criant :

– Mais, bon papa... bon papa !... Voyons ! Tu n’en auras plus... si tu... si tu manges... tout... le même jour !... Sans compter que tu vas... casser... casser ton Criophore !

M. de Chalain rentrait avec la déesse intacte.

– Elle ne s’est rien brisé ? dit Chantal.

– Oh ! non !... au contraire !... répondit le dragon, qui rougissait. Elle est d’une solide complexion... de marbre...

– Et puis, dame ! sans bras ni jambes, il lui en aurait fallu, de la bonne volonté, pour se... Eh bien ! Ça marche-t-il, Éleusis, ça marche-t-il ? poursuivit Chantal. L’arrivage est-il arrivé décidément ?... Et le char, bon papa, le char triomphal ?... Tiens ! Où s’est-il sauvé ?... Bon papa ?... Bon papa ?

Elle reposa l’Hermès à sa place, et, se tournant vers André :

– Vous m’avez donc reconnue ? dit-elle.

– Mais, mademoiselle, ce n’est pas à moi qu’il faut demander cela... C’est à la déesse... à l’infortunée déesse, qui en a... qui en a...

– Oh ! comme vous êtes devenu malin ! C’est donc ce duel qui... ?

– Vous savez ?

– Si je sais !... Alors vous seriez parti comme ça... sans me rien dire ?

– J’avais laissé une lettre, fit André, qui baissait les yeux, une lettre pour...

– Une lettre... pour ?... pour moi ?

Il fit « oui » de la tête, la voix lui manquant tout à coup.

Elle continua :

– Et vous êtes guéri ?

– Oh ! je n’ai jamais été bien malade.

– Mais si... mais si... La graffignure... la graffignure !... Papa me donnait des nouvelles...

– Tiens ! à moi aussi ! interrompit André.

– Oh ! le cachottier, qui ne me l’a jamais dit !... C’est qu’il vous aime joliment, papa. Et maman, donc !... Si vous les entendiez ! « Un héros, c’est un héros !... » Voilà encore que vous devenez solferino... Il n’y a pas de quoi ! C’est très beau, ce que vous avez fait là, vous battre comme cela pour mon père... Parce que c’était le... mien, dites ?

Il répondit : « Houi ! » dans un sanglot.

– Jamais je ne l’oublierai ! reprit-elle après un silence.

Et, posant sa main dans sa main, qu’il lui tendait large ouverte, elle répéta plus bas :

– Jamais !

Très rouge, et les prunelles éclaircies d’un peu d’eau, il s’était agenouillé devant elle et baisait ses doigts qu’il tenait prisonniers.

– Je vous salue, Chantal... pleine de grâces... Vous êtes bénie entre toutes les vierges... Chère adorable petite martyre, je le connais, moi, aussi, votre secret... Je vous aime ! murmurait-il doucement essoufflé. Je vous aime !...

Et il était à croquer, ce grand dragon, qui se faisait tout petit aux pieds de cette fillette, mettait une sourdine à sa voix puissante de soldat, et, courbant sa tête blonde parmi ses blondes aiguillettes, semblait un Saint-Georges à genoux devant la fille du roi.

Elle ressaisit sa main d’une saccade et le relevait, grondant :

– Chut ! Chut !... Voulez-vous bien vous taire !... Est-ce que c’est permis... d’aimer sans permission ?... Fi ! Monsieur. C’est comme ça que vous la savez, votre théorie, monsieur ?... Et la hiérarchie, monsieur ? Qu’est-ce que vous en faites, monsieur, de la hiérarchie ?... Vous vous agenouillez dessus... dites ? Si papa...

– Le général sait... commença-t-il. Ma mère aussi...

Elle lui mit un doigt sur la bouche.

– Allons revoir nos amies d’Éleusis ! dit-elle. Elle avait secoué ce malaise de tout son être, cette gêne d’amour, qui empesait ses gaietés, et se dégourdissait l’âme et les jambes et la voix, vagabondant par la chambre, une ariette aux lèvres, avec des saluts aux vitrines retrouvées.

– Bonjour, toi, monsieur l’Éphèbe ! Et toi, bonjour, la dame à l’urne ! Kalimera, Éros, Kalimera !... Koré, ma belle, comment ça va ?... Tu n’as pas eu la fièvre, toi ?... Une chance ! Car comment aurait-on fait pour te tâter le pouls ?

Elles aussi, les petites Tanagriennes, avaient connu les mauvais jours : combien s’étaient vendues pour sauver la maison de Varèse ! Et elles étaient de la famille, aujourd’hui de la famille, les dieux, de la famille, les déesses, les bronzes, les stèles, les poteries. Chantal n’oubliait personne ; de l’une à l’autre elle allait, un sourire pour les belles, un sourire pour les laides, s’arrêtant davantage auprès des éclopées. Ce fut, après, le tour des plantes, du jasmin, des myrtes, des orangers en caisses. De temps en temps, attirée, elle revenait à la table, où le dragon dessinait. Quand ce fut fini de sa tournée, elle s’approcha, et mécontente :

– Mais ce n’est pas ressemblant... dit-elle. Mais du tout !... du tout ! je n’ai jamais eu un nez en trompette !... Si ? je l’ai en tromp... ? C’est trop fort !

Et, comme M. Baccaris rentrait avec son tarbouch des dimanches et son gilet plus d’aux trois-quarts boutonné :

– Bon papa ! poursuivit-elle. Est-ce que tu trouves ça, toi, que j’ai le nez en tromp... Ah ! ah ! en tromp... ette ?... Non ? est-ce pas ?... Voilà pourtant monsieur, qui a la malhonnêteté de prétendre... Ah ! ah ! ah ! Ce n’est pas une raison, parce qu’on est dans la cavalerie, pour voir des trompettes partout !... Et le char, bon papa, le char ?

– Tout à l’heure... Oun peu de patience ! répondit le Palikare, qui riait d’un air de mystère, avec de petits clins d’yeux très éloquents.

...Vers quatre heures on descendit manger les glyka au jardin, où l’ombre du cyprès commençait à se faire longue sur la pelouse. La fontaine s’égouttait doucement, Périclès ronronnait et, pendu sous la treille, Athina à bouche-que-veux-tu rossignolait. Pas de bruit que parfois, de l’autre côté du boulevard, un convoi galopant à gros coups de soufflet, qui, passé, rendait plus profondes les retombées de paix et de silence. La vigne en fleur et les jasmins tremblaient en légers frissons sur la table, et, comme ce jour qu’ils déjeunaient tous trois à cette même place, ils se taisaient, les yeux perdus aux horizons du mur : la mer bleue, les roches blondes, monts, ciel et ruines s’effaçaient en de lointaines grisailles, où chacun, ainsi qu’en un miroir, regardait vivre sa pensée. L’un – c’était le Palikare – y voyait Éleusis ; l’autre – c’était Chantal – y souriait à André ; l’autre – c’était André – y souriait à Chantal.

Une brise s’éleva et les jasmins de Grèce neigèrent en rose sur leurs têtes.

– Allons voir le char ! dit Chantal, qui se mit debout la première.

Enfermé dans sa boîte de glace, au milieu du capharnaüm, fraîchement tendu de velours rouge, le pteron arma restauré se dressait dessus ses quatre roues de bronze garnies d’ailes, comme les sandales de Mercure. Sur le panneau de devant, d’une belle patine vert-de-grisée (on restaurait jusqu’aux patines dans ce diable de caphamaoum), l’Enlèvement d’Europe sculpté s’arrondissait en demi-relief. L’amorce du timon était faite d’un masque de flûtiste, bouche bée ; et, dans le fin treillage ajouré des galeries, à l’endroit où devaient passer les rênes, il y avait deux colombes bec à bec.

Dès en entrant, Chantal sentit quelque chose de tiède qui coulait de son cœur à ses yeux ; ses jambes la quittaient et elle serait sûrement tombée si André n’eût été là pour lui donner la main.

Alors, derrière eux, la voix de M. Baccaris fit :

– Hé ! hé ! ce sera votre voitoure de noce !

Puis, les prenant dans ses bras tous les deux, un brin goguenard :

– Embrasse-la ! dit-il au dragon. Mais pas là... pas là... Dans la figoure !... Eh ! mon bon Diou ! As-tou peur que sa barbe te pique ?

Et cette fois ce fut Chantal qui rougit.